Notre langue est un palimpseste. Ce mot désigne un parchemin où une écriture ancienne transparaît sous une nouvelle. C’est l’image parfaite de notre parler quotidien. Sous nos expressions les plus banales persistent des strates de mémoire biblique. Aucun texte n’a plus profondément irrigué le français que la Bible, formant un immense réservoir lexical. Je vous propose d’en suivre les traces.
Prenons l’injonction réconfortante : « Ne t’inquiète pas ». Cette formule anodine puise sa source dans l’Ancien Testament. En hébreu, « Al tira » (אל תירא), littéralement « Ne crains point », apparaît comme un leitmotiv des Écritures. Sa première occurrence est fondatrice : dans la Genèse (15:1), YHWH Adonaï s’adresse à Abram, terrassé par la crainte de n’avoir pas de descendance. « Sois sans crainte, Abram ! Je suis ton bouclier ». Le verbe inquiéter vient du latin inquietare, « troubler ». La langue a donc opéré une translation, de la peur intense vers le trouble intérieur, adoucissant l’ordre divin pour l’adapter à nos angoisses modernes. C’est le parcours d’une expression qui a voyagé des grandes théophanies aux soucis de la vie courante.
Voici d’autres expressions usuelles, nées de la Bible, dont nous avons perdu la trace de l’origine :
« Rien de nouveau sous le soleil » : Cette sentence désenchantée est une citation de l’Ecclésiaste (1:9). Elle porte la mélancolie de Qohéleth (ou l’Ecclésiaste), un sage qui observe la vanité des cycles du monde. La langue a fossilisé sa philosophie en lieu commun.
« La manne » : Pour désigner une aide providentielle, nous parlons de « manne ». Le mot nous vient de l’Exode (16:15). Alors que les Hébreux murmuraient dans le désert, YHWH Adonaï fit tomber du ciel une nourriture miraculeuse. Le récit biblique lui-même en témoigne. On y lit au sujet de la manne : Ish dit à son frère : « Man hou ? » (Exode 16:15). Cette question, « Qu’est-ce que c’est ? », est à l’origine du nom de cette nourriture miraculeuse. Le mot « manne » conserve ainsi l’étonnement devant le don divin.
« Les derniers seront les premiers » : Énoncée par Jésus (Matthieu 20:16), cette phrase illustrait un renversement des valeurs où l’humilité était exaltée. Son usage contemporain garde l’idée de justice inversée, même si la dimension d’humilité radicale s’est souvent estompée.
Au-delà des expressions, certains mots clés de la Bible résonnent avec force.
Prenons, par exemple, le mot « Cœur » (Lev en hébreu, Kardia en grec), présent plus de mille fois. Dans la Bible, il ne désigne pas seulement le siège des émotions, mais celui de l’intelligence, de la volonté et de la vie morale. Aujourd’hui, notre usage a recentré le terme sur la seule affectivité, en ayant perdu cette profondeur.
Suivons le mot « Parole ». En grec, « Logos » dépasse largement le simple mot prononcé ; c’est un principe créateur et structurant, notamment dans le prologue de l’évangile de Jean. Notre concept moderne de « parole », bien que restant puissant, s’est considérablement rétréci.
Le mot « Alliance » (Berit en hébreu), pilier de l’Ancien Testament, structurait la relation entre Dieu et son peuple sur un modèle de pacte sacré et indéfectible. Nous l’utilisons encore pour des pactes forts (mariage, traités), mais en ayant largement sécularisé la notion de engagement absolu qu’il portait.
Ces mots et expressions sont en quelque sorte des survivants. Ils ont traversé les siècles, se sont détachés de leur contexte sacré pour mieux s’incarner dans notre langage courant.
Les Écritures demeurent donc, pour tous et pas uniquement les chrétiens, une source vive qui continue de nourrir notre imaginaire. Notre langue en est l’héritière, souvent à son insu. J’aime à pense que chaque fois que nous disons « Ne t’inquiète pas », c’est l’écho lointain, mais bien réel, d’une parole adressée à un patriarche il y a des millénaires !

Contact
Ne manquez rien !
Abonnez-vous à nos envois